lundi 25 mars 2013

"La femme sans tête", d'Antoine Albertini

J'étais au courant de la sortie de ce "roman" par la presse, les blogs et Facebook sur Internet. J'avais lu l'interview très intéressante de l'auteur sur Corsicapolar, car elle montre bien ce que l'auteur a voulu faire (et éviter).

Puis j'ai acheté l'ouvrage (librairie Goulard, Aix), et je l'ai ouvert : la lecture du premier chapitre, je dois le dire, ne m'a pas engagé à poursuivre, cette histoire de vieux patriarche au bord de la mort, entouré de ses trois enfants, réclamant contre toute attente d'être enterré dans telle tombe du caveau, normalement prévue pour une autre personne m'a donné une impression de déjà lu, comme une séquence de début de feuilleton télévisé. J'ai lu deux ou trois fois cette entrée en matière et puis j'ai reposé le livre.

Hier, je l'ai repris, et ouvert au hasard. J'ai lu les premières pages de la deuxième partie (il y en a sept, plus un épilogue) qui concernent un pêcheur du sud de la Corse, nommé Rocchi, un tueur de jeunes gens. Afin de caractériser sa famille, ses névroses et les morts violentes qui la frappent, l'auteur mentionne le fait qu'une malédiction frapperait les Rocchi depuis qu'un ancêtre, pêcheur lui aussi, aurait attrappé et décapité une tortue dont il se serait servi comme berceau pour ses douze enfants...

Je résume le coeur de l'histoire, afin de ne pas trop se perdre. En 1979, en Corse, une jeune femme et son jeune fils disparaissent sans laisser aucune trace, puis en 1988 on retrouve le corps de la femme, terriblement battu et décapité, dans un caveau d'un petit village du Cap corse. Un gendarme hors-pair enquête alors durant de longues années pour retrouver le ou les assassins. Un journaliste (nommé Sébastien, me semble-t-il) reprend l'enquête à partir de 2006.

Cela m'a frappé, cette anecdote de la tortue. Une image puissante, comme dans un conte horrifique ; une légende propice à toutes les métamorphoses. J'eus alors une très forte envie de reprendre le livre au début, ce que j'ai fait hier soir. J'ai fini ma lecture à 2 h 30 cette nuit. J'étais captivé, j'ai souligné des passages, j'ai écrit des notes dans la marge. Et je me suis dit : voilà un ouvrage puissant. Certes je trouve que l'auteur retient un peu son écriture, comme s'il ne voulait pas se perdre en voulant trop en faire, ce qui aurait été un risque avec une histoire aussi riche et horrible. Certes parfois je trouve qu'il y a trop de savoir-faire journalistique dans les portraits rapides de certains personnages ou dans le choix de quelques détails significatifs pour fixer certaines scènes dans l'esprit du lecteur. Mais cela ne m'a pas empêché d'être d"abord embarqué dans le livre, puis littéralement passionné, même lorsque les événements de l'enquête deviennent presque incroyables. Au cours du livre, le lecteur que je fus s'est identifié avec ce gendarme et ce journaliste : je voulais savoir, savoir qui avait tué ces deux innocents.

Je ne dévoile rien du livre (impossible si l'on veut en profiter pleinement ; cependant, je le ferai plus tard, dans un autre billet, car ce livre peut se relire, ce qui est une bonne chose, non ?).

Je veux simplement insister sur deux sentiments qui me rendent cet ouvrage précieux :

- ce que j'appelle "littérature corse" s'enrichit pour moi d'un maître livre dans un nouveau genre, celui de l'enquête fictionnelle. Je ressens très fortement le besoin depuis longtemps d'ouvrages aussi culottés,  courageux, offrant un regard personnel, critique sur la réalité insulaire. Ce qui est très beau (et pas du tout annoncé en quatrième de couverture), c'est que le livre est en fait l'entremêlement de deux histoires, deux paroles : le récit de l'enquête du gendarme (à travers son regard, à la troisième personne), entre 1979 et 1994 (je crois) et le récit de l'enquête du journaliste, qui évoque son enfance à la première personne (il avait 11 ans lors de la découverte du cadavre décapité et martyrisé), son père, son obsession, sa carrière professionnelle. (Tiens, un nouvel exemple de personnage journaliste dans cette littérature : je me souviens de Leo dans "Ecce Leo" de Flavia Accorsi et du journaliste dans "Une affaire insulaire" de Jean-Baptiste Predali ; vous en voyez d'autres ? à comparer, peut-être...) Ce double regard, permanent, permet de multiplier les facettes du mystère, et un peu comme dans "Trois balles perdues" de Sylvana Périgot, nous assistons petit à petit à un transfert d'obsession et de malheur : une succession d'abandons, sauf que dans le cas du journaliste, l'écriture mène jusqu'à un livre publié... En ce qui concerne le gendarme, lui aussi écrit en fait, mais ses fiches cartonnées ou ses carnets sont couverts de listes et de codes, c'est une écriture privée, et qui doit conduire au mutisme. Pour sortir du silence et de l'oubli, il faut prendre la parole publiquement et proposer une oeuvre. C'est ce que fait Antoine Albertini.

- en fait, le livre est une double enquête qui puise son énergie dans une matière fascinante et écoeurante : la mort. La Corse est de nouveau ici, "l'île des morts", l'île des tombeaux et des caveaux, l'île des morts violentes. Certes. Mais cette fois-ci le crime passe l'imagination et heurte les mentalités : un enfant a disparu (certainement assassiné), sa mère a été battue d'une façon innommable avant d'être décapitée (le chapitre avec le médecin légiste est insoutenable). L'enfer a été vécu par des innocents. C'est impensable, et pourtant cela fut. Et tout le monde a cherché à masquer la vérité, puis à oublier même les mensonges. C'est ce gouffre de l'oubli que le journaliste ne peut accepter, en l'occurrence ce sera dans le domaine des crimes que son travail de résurrection se fera, mais nous pourrions imaginer bien d'autres applications d'une telle attitude. D'où l'attention aux détails. L'auteur écrit, page 105 : "le crime et son essence profonde, perceptible dans les parfums, les odeurs, les regards et les silences de ceux qu'il unit dans la nuit froide..." Il donne à voir cette union improbable (unis dans le crime et la mort, bourreaux et victimes, témoins et enquêteurs, obsédés et indifférents). Page 96 : "Le corps du gosse est là, tout près, qui attend qu'on le tire du purgatoire de l'oubli." L'absence de cet enfant viendra hanter l'esprit du journaliste dès sa propre enfance : écrire revient à donner un corps à cet enfant martyr disparu et oublié. Le livre est un tombeau, l'idée n'est pas nouvelle, mais en l'occurrence cela fonctionne comme un révélateur d'une société insulaire décidément bien trop accueillante aux forces de la mort (comme le cancer charognard qui mange tranquillement le patriarche du début du livre, qui ne se plaindra jamais). Le livre tire aussi sa force, je trouve, d'un travail poétique remarquable : l'idée de la disparition, de l'évanouissement, de l'effondrement se concrétise en une série d'images et de scènes, très variées, tout au long du livre. Et notamment (je finirai ce premier billet avec cela), à la page 28, lorsque le gendarme parvient dans le cimetière juste après la découverte du cadavre :

"Le soleil s'obscurcit. Serrier s'arrête un instant de faire les cent pas et la scène du cimetière, la foule massée derrière le mur d'enceinte, les silhouettes spectrales des experts de la gendarmerie, la cacophonie lumineuse scintillant sur les plaques de marbre noir, tout cela se confond dans une image réduite à deux dimensions, une anfractuosité dans l'espace et dans le temps au creux de laquelle il se tient immobile, les yeux fermés, surpris de vaciller et de sentir ses jambes fléchir imperceptiblement sous son poids."

L'auteur (comme le croque-mort dans "Ghjuventù, ghjuventù" de Marceddu Jureczek ?) va redonner toutes ses dimensions, et sa vie - une vie factice -, à ce que la mort, et les meurtriers, auraient voulu réduire à une "anfractuosité" (autre façon de nommer l'Enfer, où les corps et les esprits sont martyrisés, moqués, puis oubliés).

P.S. : Il faut que je remette la main sur "Caveau de famille" d'Elisabeth Milleliri, une autre journaliste qui avait elle aussi écrit un roman à partir des événements qui mirent fin à la vie de Marcelle et Yann Nicolas (Gabrielle et Yann Nicollet, dans le roman d'Albertini). Il faudrait comparer les deux ouvrages.

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